mardi 9 décembre 2008

Mise au point sur le choc des civilisations

Caricature de Gavin Coates pour l'Asia Times Online illustrant violemment le choc des civilisations (2004): entre le consumérisme occidental et le fondamentalisme islamique, la civilisation est la grande perdante.

Le choc des civilisations est la règle (Fernand Braudel)

Immense historien français, Fernand Braudel (1902-1985) s'est très tôt intéressé au thème des civilisations. Auteur, en 1963, d'un manuel d'histoire intitulé Le Monde Actuel: histoire et civilisation, il y définit les critères de définition des grandes civilisations. La partie centrale de ce manuel sera rééditée en 1987 sous le titre Grammaire des civilisations, un ouvrage référence, dont Samuel Huntignton s'inspira pour ses travaux. Pour Braudel, les civilisations sont des espaces, des sociétés, des économies et des mentalités collectives. Il définit plusieurs grands ensembles répartis en deux grandes sous -ensembles:
  • Les civilisations non-européennes: Islam et monde musulman, le continent noir, l'extrême-orient (Chine, Inde, Japon et extrême-orient maritime).
  • Les civilisations européennes: Europe, Amérique (Amérique latine et Etats-Unis), l'autre Europe (Russie puis URSS).
Ce qu'il est essentiel de retenir chez Braudel pour mieux comprendre les enjeux de la thèse d'Huntington, c'est son analyse des rapports entre civilisations que l'on peut résumer par cette citation: "Les chocs violents de civilisations: le raisonnement, jusqu'ici, suppose des civilisations en rapport pacifiques les unes avec les autres, libres de leurs choix. Or les rapports violents ont souvent été la règle. Toujours tragiques, ils ont été assez souvent inutiles à long terme". L'auteur développe ensuite les exemples de la romanisation de la Gaule (exception qui confirme la règle), de la colonisation (définie ici comme "la submersion d'une civilisation par une autre") qui est considérée comme un "fiasco", et des esclaves noirs d'Afrique envoyés au Brésil qui s'ils adoptent le christianisme vont préserver et développer leurs pratiques religieuses et culturelles (pour un syncrétisme encore vivant aujourd'hui), jusqu'à former des républiques indépendantes qui seront réprimées dans le sang. Huntington n'aurait donc rien inventé! Voyons de plus près ce qu'il a voulu dire...


La thèse post-Guerre froide d'Huntington

Samuel P. Huntington (né en 1927), est un professeur de science politique à Harvard, de tendance conservatrice (il a été membre du Conseil de sécurité sous Jimmy Carter). Il a d'abord abordé sa thèse dans un article de la revue Foreign Affairs en 1993: "The clash of civilizations ?" (notez le point d'interrogation). Il la développe ensuite dans un ouvrage publié en 1996, un best-seller intitulé: Clash of Civilizations. Remaking of World Order (notez la disparition de la forme interrogative...). Qu'y a-t-il dans ce livre? Le contexte est fondamental pour comprendre la pensée de l'auteur: elle s'inscrit dans le début de la période "post-Guerre froide" et c'est d'ailleurs la fin de ce monde bipolaire (USA vs URSS) qui plonge le monde dans le choc des civilisations: il n'y a plus d'idéologies, c'est donc la culture, et par extension les civilisations, qui permettent aux hommes de se positionner sur l'échiquier mondial. Ce sont aussi les cultures, et plus particulièrement les religions, qui engendrent désormais les conflits et les alliances entre Etats. Face à un monde devenu multicivilisationnel (la Guerre froide aurait éliminé les civilisations?) et une nouvelle concurrence économique (des pays d'Asie essentiellement), l'occident, qui a échoué dans sa tentative d'universaliser son modèle (occidentalisation), serait menacé: "Nous sommes au zénith, et le déclin nous menace. Dans les affaires humaines, il y a le flux et le reflux. Prenez la bonne vague et elle vous porte au succès. Mais si vous la laissez passer, c'est le naufrage et l'ensablement. Appareillons à marée haute et prenons le bon courant, sinon notre cause est perdue." (source). Deux civilisations sont principalement visées par Huntington: l'Islam (essor démographique et poussée fondamentaliste pour un cocktail explosif) et les civilisations asiatiques (essor économique, militaire et politique): "Les conflits du futur viendront probablement de l'interaction entre l'arrogance occidentale, l'intolérance islamique et l'affirmation chinoise". Si le livre fut un succès, il faut préciser que c'est surtout après le 11 septembre et grâce à l'administration Bush, qu'il est devenu une sorte de Bible...

Les civilisations du monde selon Samuel P. Huntington
(source: Le Dessous des cartes, 2007, Arte)


Réactualisation (et réinterprétation) de la thèse après les attentats du 11 septembre 2001.

En décembre 2001, la revue Atlantic Monthly fait de Samuel Huntington un "prophète" dont les prédictions ont été "terriblement validées" par les attentats du 11 septembre. Il est invité par George W. Bush a donné une conférence à la Maison Blanche sur le thème du "choc des civilisations". L'administration américaine trouve en effet chez Huntington le concept dont elle a besoin pour justifier sa réponse aux attentats, et sa lutte acharnée contre le terrorisme des fondamentalistes musulmans, en particulier en Irak et en Afghanistan. La thèse d'Huntington déjà assez simple va être réduite à un affrontement entre le Bien et le Mal... Pourtant les actions entreprises par Washington au nom de ce "choc des civilisations" ne respectent pas les analyses proposés par Huntington pour éviter ce choc, il prévenait en effet: "Les Etats-Unis ne peuvent désormais prétendre dominer le monde. Ils ne peuvent pas non plus l'ignorer. Ni l'internationalisme, ni l'isolationnisme, ni le multilatéralisme, ni l'unilatéralisme ne peuvent servir les intérêts américains. Ces intérêts seront mieux défendus si les Etats-Unis évitent de prendre des positions extrêmes et adoptent une politique atlantiste de coopération étroite avec leurs partenaires européens, afin de sauvegarder et d'affirmer les valeurs de leur civilisation commune". Il insistait surtout un point fondamental pour "préserver la cvilisation occidentale": "Il est de l'intérêt des Etats-Unis et des pays européens [...] enfin et surtout, d'admettre que toute intervention de l'Occident dans les affaires des autres civilisations est probablement la plus dangereuse cause d'instabilité et de conflit généralisé dans un monde aux civilisations multiples". Il y a donc bien eu réinterprétation des thèses d'Huntington si l'on considère l'intervention en Irak en 2003 comme un acte unilatéral relevant de positions extrêmes, basées sur des mensonges...

Une thèse critiquée: Le Dessous des cartes (Arte)

En 2002: "Choc des civilisations: une autre lecture"
Cette émission (que l'on a vu en classe) s'efforce (J.-C. Victor et Huntington ne partiront pas en vacances ensemble...) de démontrer que le découpage civilisationnel du monde proposé par Huntington répond davantage à une vision américano-centrée du monde qu'à une tentative de définir des aires de civilisation. Ainsi il est notamment expliqué comment ici les religions sont avant tout un prétexte pour expliquer des conflits de territoires et de pouvoir.



Lien vers les cartes de ce documentaire sur le site d'Arte.

En 2007: "Civilisations: du choc à l'alliance"
5 ans après la première remise en cause, l'émission s'attarde ici sur les origines historiques des tensions entre monde islamique et monde occidental: la question palestinienne, la politique américaine dans le Golfe et le cas de l'Afghanistan sont notamment analysés, dans le but de démontrer que le terrorisme n'est pas le seul facteur explicatif des tensions islam-occident. La conclusion de l'émission est particulièrement édifiante.



Lien vers les cartes de ce documentaire sur le site d'Arte

La critique d'Yves Lacoste et les "aires de civilisation"

Dès 1997, le géographe Yves Lacoste remet en cause de découpage de l'américain: pour lui, il y a cinq grandes aires de civilisation, liées aux religions (et non 7 à 9 comme pour Huntington).Une aire de civilisation c'est, selon les Instructions officielles, "une entité géographique pouvant être considérée comme un espace culturel fondé sur un ensemble de caractères matériels , moraux, religieux et linguistiques , artistiques et sociaux commun à une société ou à un groupe de sociétés. Une aire de civilisation ne peut donc s’identifier à un seul trait culturel. Les critères de définition sont multiples mais on considère que les langues et les religions sont des facteurs déterminant dans l’identification des aires de civilisation".


Cette carte est elle aussi critiquable (l'Afrique subsaharienne n'y est pas représentée) mais elle a l'avantage de démontrer que selon les représentations du monde des auteurs, les cartes des civilisations ne sont pas les mêmes. Il n'existe donc pas une carte définitive des civilisations...

Les aires géoculturelles, un moyen efficace de cartographier une réalité complexe?

Sur le site de l'académie de Nantes se trouve pourtant une construction cartographique de Emmanuel Brunet qui propose une alternative intéressante aux modèles présentés ci-dessus. On ne parle plus ici de civilisations mais d'"aires géoculturelles" construites à partir de sources multiples (manuels, atlas, thèse et critiques de Samuel Huntington).


Le principal avantage de cette carte (cliquez dessus pour l'agrandir) est de montrer à la fois la complexité du découpage civilisationnel et la diversité qui caractérise ces espaces. Enfin, la localisation des conflits illustre qu'il s'agit plus souvent de luttes internes que de choc entre le monde musulman et l'occident.

LIENS POUR APPROFONDIR:

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